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Rareté du poisson aux chutes Wagenia : entre croyances locales et réalité environnementale

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À Kisangani, au cœur de la province de la Tshopo en République Démocratique du Congo (RDC), les célèbres chutes Wagenia ne résonnent plus de la même manière dans l’imaginaire collectif. Autrefois synonymes d’abondance et de prospérité pour les pêcheurs boyomais, elles sont aujourd’hui devenues le théâtre d’un phénomène inquiétant : la raréfaction du poisson.

Alors que certains pêcheurs évoquent des forces occultes pour expliquer ce changement brutal, des voix scientifiques pointent des facteurs plus concrets, notamment les effets du changement climatique. L’enjeu dépasse les croyances : il touche à la sécurité alimentaire, à l’identité culturelle locale, mais aussi à la survie économique d’une population entière.

Une pêche devenue incertaine : témoignage d’un vétéran des chutes

Cyprien Lofembe est pêcheur aux chutes Wagenia depuis 1970. En plus d’un demi-siècle de métier, il n’avait jamais connu une telle période de disette. Son visage marqué par le temps trahit l’inquiétude.

« Ce dernier temps, nous avons la carasse totale. En janvier, on avait encore réussi à pêcher une petite quantité. Mais maintenant, il n’y a plus rien. »

À l’en croire, la situation dépasse l’explication rationnelle. Comme beaucoup de pêcheurs du site, il évoque la possibilité d’actes de sorcellerie :

« Il y a des sorciers qui viennent la nuit jeter des sortilèges sur nos chutes. C’est la raison pour laquelle elles ne donnent plus de poissons. »

Si cette croyance semble ancrée dans l’imaginaire collectif, elle s’appuie aussi sur un constat observable : la disparition progressive de plusieurs espèces emblématiques des chutes Wagenia. Parmi celles-ci, Cyprien cite le Kisangola, le Manda (un poisson denté), le Kalima (poisson de grande taille), le Mboto et le Sela. En lieu et place, les pêcheurs ne récoltent aujourd’hui que des fretins, bien insuffisants pour nourrir les foyers boyomais.

Les chutes Wagenia : patrimoine naturel et nourricier

Situées en plein centre de Kisangani, les chutes Wagenia ne sont pas seulement un site touristique d’exception. Elles représentent un écosystème unique et un mode de pêche traditionnel qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde. Les pêcheurs y installent des pièges en bois, fixés entre les rochers, une technique ancestrale transmise de génération en génération.

Les six chutes qui composent le site sont réparties en deux groupes :

La grande chute, qui comprend Lissa, Beaka, Sasse et Isanga.

La petite chute, avec Lobite et Mwahanda.

Ce patrimoine immatériel est aussi vital qu’historique. Pendant des décennies, il a permis à Kisangani — et même à Kinshasa, la capitale — de se nourrir sans dépendre des poissons importés. À l’époque, la fraîcheur du poisson pêché localement était un gage de qualité et d’autonomie alimentaire. Aujourd’hui, cet équilibre est rompu.

Une crise aux causes multiples : l’analyse scientifique

Si les pêcheurs locaux avancent des explications d’ordre mystique, les spécialistes s’accordent plutôt sur l’influence du changement climatique et des perturbations environnementales.

Jules César Loimba, chef de bureau du service vétérinaire et de l’Inspection provinciale de la pêche et de l’élevage à Kisangani, apporte un éclairage technique sur la situation :

« Le problème est très complexe. La perturbation climatique est un facteur majeur qui gangrène le travail de la pêche. Elle entraîne la mutation des espèces aquatiques. »

Selon lui, les modifications de température de l’eau, la variation du niveau du fleuve Congo, ainsi que la modification des cycles de reproduction affectent la présence des espèces autrefois abondantes.

Et le phénomène n’est pas isolé à Kisangani :

« Ce n’est pas seulement ici. Si vous prenez Ubundu, à l’aval du fleuve Congo, jusqu’à Basoko et Yahuma, la pêche est devenue un vrai problème. Il y a rareté des poissons partout. >>

Quand la nature se dérègle : impacts du changement climatique sur les milieux aquatiques

Les scientifiques s’accordent à dire que le réchauffement climatique a un impact direct sur la biodiversité aquatique. Dans les fleuves et rivières, les espèces de poissons sont sensibles aux moindres variations de température, de pH, ou de taux d’oxygène dissous. Ces modifications peuvent affecter leur cycle de reproduction, leur alimentation et même provoquer des migrations vers d’autres zones plus favorables.

Dans le cas des chutes Wagenia, on observe :

une baisse du niveau d’eau pendant certaines périodes,

une réduction du débit du fleuve,

une modification du courant

et l’apparition d’espèces invasives, parfois moins nutritives.

Ces changements perturbent le fragile équilibre sur lequel repose l’écosystème halieutique local.

Une crise alimentaire silencieuse

Au-delà de la tradition, la raréfaction du poisson pose de graves problèmes alimentaires à la population. Le poisson était jusqu’ici la principale source de protéines animales pour de nombreux foyers à Kisangani. Sa disparition soudaine oblige désormais les ménages à se tourner vers des produits importés, souvent plus chers et moins accessibles.

Les marchés de la ville, autrefois fournis en poissons frais des chutes Wagenia, sont aujourd’hui inondés de produits congelés, parfois importés de très loin, voire de pays voisins. Cela creuse les inégalités et fragilise davantage les populations les plus pauvres.

Un besoin urgent de réponses et d’alternatives

Face à cette crise, les autorités locales et provinciales semblent démunies. L’absence de données scientifiques régulières sur l’état de la faune aquatique rend difficile la prise de décision. Il n’existe pas non plus de programme provincial structuré pour soutenir la pêche artisanale, développer des techniques alternatives ou renforcer la conservation des espèces locales.

Certains chercheurs proposent pourtant des pistes concrètes :

la mise en place d’un observatoire halieutique pour surveiller la biodiversité des chutes,

le développement de la pisciculture comme alternative durable,

la sensibilisation communautaire sur les effets du changement climatique,

et l’interdiction temporaire de la pêche pendant certaines périodes pour permettre à certaines espèces de se reconstituer.

Mais pour cela, une volonté politique forte, des financements et une collaboration étroite avec les communautés locales sont indispensables.

La mémoire des chutes, entre fierté et mélancolie

Les anciens de Kisangani gardent le souvenir vivace d’une époque où les chutes Wagenia suffisaient à nourrir une ville entière. Pour eux, ces chutes ne sont pas seulement un lieu de pêche, mais aussi un symbole d’identité, de transmission et de fierté locale.

Aujourd’hui, c’est un patrimoine en péril. La raréfaction du poisson n’est qu’un des symptômes visibles d’une crise environnementale et socio-économique plus profonde. Et si rien n’est fait, ce joyau unique au monde risque de perdre à la fois sa richesse écologique, sa fonction nourricière et sa valeur culturelle.

Judith BASUBI

Je suis Journaliste, évoluant dans la ville de Kisangani, Province de la TSHOPO, en République démocratique du Congo. Contacts : +243 815 397 719 +243 854 309 033

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